Je n’irai pas par quatre chemins : véritable miracle noir de la littérature d’aujourd’hui, La Rouille d’Éric Richer est à lire absolument. À sa lecture, j’avais envie d’en faire un article approfondi mais réflexion faite, cela aurait dévoilé un peu trop de l’intrigue. La Rouille se découvre et vous laisse à la fin assommé, en bon lecteur-boxeur qui subit les effets d’un uppercut bien placé.
Toutefois, il faut vous prévenir : n’attendez de ce livre aucune douceur.
L’univers du roman se situe dans un village piteux abandonné à son sort après la chute de l’URSS. Rien de notable aux alentours sinon la casse, une caserne militaire et une forêt où se sont écrasés des satellites soviétiques qui irradient les eaux de leurs métaux lourds. C’est dans ce trou perdu entre nulle part et rien, parmi les carcasses de voitures empilées en rangées dans la casse de son père que vit Nói, fils de Terje, fils de Zelj, la dynastie des ferrailleurs. Adolescent de quatorze ans, il est promis au Kännöst, rite de passage traditionnel de la région auxquels sont soumis tous les jeunes gens du coin, filles comme garçons, afin de les faire renaître en tant qu’adulte. Problème : ce rite d’un autre temps, digne de la cryptie spartiate, est de moins en moins cautionné si bien que beaucoup, notamment les femmes, quittent la région. Ainsi, le village se trouve en quelque sorte livré aux irréductibles réac’ partisan du Kännöst pour devenir un homme un vrai au premier rang desquels se trouve Zelj, le grand-père de Nói.
La Rouille du titre, celle qui ronge le métal des voitures abandonnées depuis des lustres dans la casse de Terje attaque aussi les corps de ceux qui vivent ici. C’est en quelque sorte la décrépitude, la vie qui file indécemment dès que le garçon ou la fille choisit son nom d’adulte, volant avec elle leur jeunesse. La Rouille, c’est aussi la corruption du lien social, ce qui attaque et ronge le liant qui faisait du bled un vrai village et pour Nói cela a commencé par la fuite de sa mère peu après sa naissance. Cette fuite marque le départ de sa croissance dans un univers violent, dur et il grandira livré à lui-même.
Comme un présage à la suite, le récit commence par un choc : le seul compagnon de Nói, Lupus, un véritable chien-loup, se fait abattre d’une balle de Baikal par son grand-père durant une crise d’épilepsie. À la fin de l’introduction, la détonation résonne encore dans l’esprit du lecteur à qui il faut quelques minutes pour passer au chapitre suivant. Le ton est donné : La Rouille n’épargnera rien.
Un extrait du premier chapitre ?
« Terje riva son fils sur son épaule et remonta la cour tant bien que mal vers la maison, quand la tempête de 45 kilos sur son dos cessa subitement. Le garçon regardait Zelj plaquer le crâne du chien sur le sol avec le canon. D’un coup de reins, Nói se libéra, tombant tête la première du 1,95 mètre de son père. Privé de souffle, la joue piquée de graviers, il sentit Terje lui agripper la cheville quand le coup de feu claqua.
Choc sonore, vision fugace du chien sans tête. Fréquence sourde dans les tympans, mutante, crissante… Black-out.
Son front heurta le goudron. L’impact lui fit l’effet d’une claque. Il rouvrit les yeux, repartit à quatre pattes vers la cours et dégueula sur des morceaux de poils et de chairs indistincts, éparpillés au milieu des cristaux de glace. Haut-le-cœur, acides. Nói vomissait ses tripes, ce lieu, ces hommes et leur soleil insomniaque. »
En effet, le lecteur n’est pas épargné par les descriptions nauséabondes des fluides de toutes formes qui giclent, par ce monde de durs où les bons sentiments sont impossibles à exprimer, un monde où lorsque la tendresse affleure, elle est aussitôt tranchée dans le vif. Peu à peu, nous sommes gagnés par le sentiment de perdre Nói dans ses inhalations salvatrices et nécessaires des vapeurs de trichloréthylène et autres solvants nocifs après lesquelles il s’abandonne à la compagnie imaginaire et hallucinée d’un requin noir. Une façon comme une autre de respirer dans un univers romanesque de plus en plus asphyxiant où les bières se boivent dans un bar miteux devant le replay d’un combat de MMA, où les headbangs accompagnent riffs de guitares et doubles pédales de batteries pendant des concerts de métal hardcore, genre musical qui forme l’univers sonore de ce récit.
Mais La Rouille, c’est aussi une manière d’écrire. Rarement il m’aura été donné lors de mes lectures de ressentir à ce point une langue. Un sentiment rendu possible par l’omniprésence de la lettre « R » autour de laquelle s’articule une longue allitération qui racle le langage et nous accroche. Cette profusion de consonnes gutturales n’est pas sans rappeler le growl du métal et les ronronnements des moteurs des véhicules. Ces voitures, quads et mobylettes qui sont, à la manière d’un Mad Max, des personnages à part entière que les hommes exhibent et chérissent avec machisme, à défaut de femmes. Personnages grâce auxquels les hommes parcourent les quelques dizaines de kilomètres qui constituent ce monde isolé, dévasté, que le lecteur découvre à travers des descriptions faites de phrases syncopées, dévoilant par petites touches les paysages.
Je préfère m’arrêter là et vous laisser le plaisir complet de découvrir ce roman. Vous l’aurez compris, La Rouille est un grand livre qui vient bousculer avec impertinence les fondations d’une littérature souvent plan-plan. En donnant corps à cette nouvelle voix prometteuse qu’est Éric Richer, les éditions de l’Ogre confirment leur qualité. Je pense qu’un éditeur doit malgré la pression d’un marché complexe tenir sa ligne directrice : bâtir la bibliothèque idéale qu’il veut plus que tout partager. Avec l’excellent Rabot d’Adrien Girault, les magnifiques Métamorphoses traduites par Marie Cosnay et d’autres encore, je n’ai aucun doute : cette bibliothèque idéale est en bonne voie.
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La Rouille, Éric Richer, éditions de l’Ogre : pour en savoir plus, c’est ici.
Image à la une : Bouille de rouille, belle rouille d’Emmanuelle va Flickr.
J’ai jamais trop lu de roman noir mais ça a l’air d’être quelque chose avec celui-là ! Il m’a l’air d’explorer un thème passionnant en plus, je le note. (je vais surtout attendre sa sortie en poche, je crois)
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Oui, il est fascinant ! Malheureusement je ne pense pas que les éditions de l’Ogre aient prévu une collection poche dans l’immédiat
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Ah, dommage… (ça m’aurait bien arrangé)
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Oui je comprends, il reste cher…
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N’oublie pas que tu t’adresse à celle qui a acheté Drawdown…
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C’est vrai, mes excuses !
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Aah, mais attends, La viduité en a fait une chronique aussi, je me disais bien qu’il me disait quelque chose, ce livre !
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Eh oui, nous avons des lectures communes. La Viduité a lu le livre avant moi ! Mais justement, ça fait deux avis complémentaires d’une certaine façon.
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